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Depuis quelque temps, Aymeric (prénom changé à sa demande), 25 ans, s’efforce de ne plus dire « chez moi » lorsqu’il parle de son logement, mais « chez mes parents ». Ce diplômé d’un master de communication, employé depuis trois ans dans un office de tourisme en Ile-de-France, commence ainsi à marquer symboliquement de la distance avec le pavillon de banlieue qui l’a vu grandir, à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne). Une maison où il a « tous ses souvenirs d’enfant, mais dont [il aimerait] prochainement prendre son envol ».
Cette cohabitation tardive « est une nécessité et, aussi, je veux le croire, un peu un choix », explique le jeune homme, qui, pour télétravailler, squatte l’ancienne chambre de son frère plus âgé. « Les loyers sont chers en région parisienne, et mon CDD ne me permettait pas, jusqu’à il y a peu, d’apporter aux propriétaires les garanties nécessaires, raconte Aymeric. Alors je préfère économiser en profitant du confort familial et de mes parents, qui me payent encore quasiment tout. » Des parents qui le chambrent quand même gentiment en lui disant qu’il pourrait « devenir un Tanguy », clin d’œil au personnage éponyme du film d’Etienne Chatiliez, sorti en 2001, thésard de 28 ans n’arrivant pas à partir de chez papa-maman.
Le regard des autres, Aymeric a appris à vivre avec : « On est tellement nombreux dans cette situation, qu’il n’y a rien de choquant. » Et il ne croit pas si bien dire. Selon une étude de la Fondation Abbé Pierre de mai, le nombre d’adultes vivant chez leurs parents est passé de 4 674 000, en 2013, à 4 920 000, en 2020 (derniers chiffres disponibles). Cela représente une hausse d’environ 250 000, qui se matérialise surtout chez les 18-24 ans et, dans une moindre mesure, chez les 25-34 ans. A noter que 2,4 millions d’étudiants sont concernés, mais aussi 1,3 million de personnes en emploi, comme Aymeric.
« La hausse du nombre de personnes concernées s’explique avant tout par la démographie et l’arrivée à l’âge adulte des enfants du boom de l’an 2000 », tempère Manuel Domergue, directeur des études de la Fondation Abbé Pierre. Autrement dit, si les chiffres bruts augmentent, la proportion du nombre de « Tanguy » est restée sensiblement la même. En 2018, une étude de l’Insee évaluait déjà à… 46 % la part des 18-29 ans habitant tout ou partie de l’année chez leurs parents. Pour le spécialiste, il n’en reste pas moins que ces données récentes « mettent en lumière la gravité de la crise du logement chez les jeunes », autant que « l’imprévoyance inexcusable des pouvoirs publics, qui savaient que la vague allait arriver et n’ont pas lancé de vraie politique du logement des jeunes pour la contenir ».
Construction de nouveaux logements étudiants et sociaux, renforcement de l’encadrement des loyers, généralisation de la garantie Visale, pour aider les jeunes sans garants, etc. : le directeur des études reprend par le menu les leviers connus « qu’il faudrait actionner de manière volontariste » pour permettre aux jeunes adultes de se lancer dans la vie de manière autonome, et surtout « au moment choisi ».
Car s’il est courant d’habiter un temps chez ses parents au début de ses études supérieures, « les jeunes racontent tous comment la cohabitation devient de plus en plus subie ou pesante l’âge avançant », explique la sociologue Anne-Cécile Caseau. Chargée de recherche à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep), elle publiera, dans les semaines à venir, une étude sur la précarité des étudiants franciliens. Elle rappelle que ces derniers ont, en raison du marché du logement et des loyers bien plus élevés qu’ailleurs, deux fois plus de chances de « cohabiter » avec leurs parents que ceux dont la famille vit hors de l’Ile-de-France.
Une étude de novembre 2023 montrait aussi qu’ils suivent plus souvent des études courtes dans l’enseignement supérieur et sont plus fréquemment issus de milieux modestes. Cette tendance est en fait à l’œuvre depuis les années 1990. Auparavant, la décohabitation tardive était plutôt l’apanage des jeunes adultes favorisés, faisant des études longues, les plus précaires privilégiant un départ précoce du domicile familial, pour trouver un emploi. Aujourd’hui, « la cohabitation avec les parents joue en premier lieu un rôle de rempart contre la pauvreté et les incertitudes des jeunes sur le marché du travail », résume la chercheuse.
Gauthier Leroy en sait quelque chose. Trois ans après avoir terminé un bachelor dans le domaine du jeu vidéo dans une école privée, ce Lyonnais de 24 ans, issu d’un milieu modeste, vit toujours chez ses parents. Un prêt de 18 000 euros (contracté pour ses études) à rembourser, puis des difficultés à trouver un travail stable dans ce secteur compétitif ont eu, pour l’instant, raison de ses envies d’autonomie…
« Rester chez mes parents, c’est le filet de sécurité, ça me permet de rembourser mon prêt, de mettre de l’argent de côté, en attendant d’avoir des bases financières plus stables. Ce n’est donc pas complètement choisi, mais je ne suis pas malheureux », raconte le jeune homme, actuellement en reconversion pour devenir barista. Reste « la pression sociale » à gérer dit-il : « Il y a, en France, encore souvent cette petite musique selon laquelle si, à 25 ans, tu n’as pas terminé tes études, un job pérenne, ton permis de conduire et ton logement perso, tu as raté ta vie… »
Mais les modèles de réussite et d’accès à l’autonomie ne seraient-ils pas en train d’évoluer, par la force des choses et des contraintes économiques ? S’il est certain que la famille « joue le rôle d’amortisseur social des difficultés des jeunes » pour la sociologue Sandra Gaviria, ces derniers et leurs parents verraient aussi moins qu’avant le départ de la maison comme une condition sine qua non pour devenir adulte ou être heureux : « Dans leurs études, puis leur entrée dans la vie active, ils ont aujourd’hui avant tout envie d’être bien dans ce qu’ils font. » Rester chez papa-maman peut ainsi, aujourd’hui, « s’inscrire dans une stratégie de réussite scolaire et professionnelle », afin d’atténuer les contraintes matérielles, le temps de terminer ses études ou de se réorienter, puis de trouver un emploi stable et épanouissant…
De la même manière, la rupture, conjugale ou professionnelle, amène de plus en plus de jeunes adultes à revenir s’installer dans le nid familial, le temps de se reconstruire. Ce sont les fameux « enfants boomerang », auxquels la chercheuse a consacré un ouvrage (Revenir vivre en famille. Devenir adulte autrement, Le Bord de l’eau, 2020).
Ces amorces d’évolution ne sont pas sans rappeler la situation qui préexiste dans les pays du sud de l’Europe, où il est culturellement beaucoup plus accepté de rester tard dans le cocon familial. Dans « Les chiffres clés de la jeunesse 2024 », parus en juillet, l’Injep montre ainsi que l’âge moyen de départ du domicile parental dépasse les 30 ans en Espagne, au Portugal, en Italie ou en Grèce. De fait, en poussant ses jeunes hors du nid à 23,4 ans, la France se rapproche des Etats du nord de l’Europe : 23 ans aux Pays-Bas, entre 21 et 22 ans au Danemark, en Suède ou en Finlande…
Cécile Van de Velde, professeure de sociologie à l’université de Montréal, a montré, dans ses recherches, comment cette politique d’autonomisation des jeunes dans les pays scandinaves « est portée par une culture protestante valorisant l’autonomie individuelle, là où les pays latins, de tradition catholique, valorisent plus le collectif et la famille ». Cette politique est appuyée, dans les pays du Nord, par de généreuses aides publiques à l’installation des jeunes, quel que soit le revenu des parents. Or, « si la France regarde clairement vers le nord en termes de valorisation de l’autonomie des jeunes », elle les oblige en même temps à rester de « grands enfants », dépendants des allocations familiales et de la demi-part fiscale que leur famille continue de percevoir pour eux. Cherchez l’erreur.
Reste que l’injonction à l’autonomie encore prégnante en France rend parfois inavouable une autre raison de rester chez ses parents : la crainte de la solitude. Qui plus est chez des jeunes particulièrement fragilisés psychologiquement, depuis la crise sanitaire due au Covid-19. Océane (elle ne souhaite pas donner son nom), 25 ans, domiciliée chez ses parents dans l’Essonne, l’admet sans fard. « J’ai eu des stages loin de chez moi, des formations qui m’ont conduite à partir un temps. Mais, être seule tout le temps, je ne suis pas sûre d’être prête… », raconte cette responsable d’études dans le secteur de l’énergie. Il y a quelques mois, après un « coup de frayeur » en voyant qu’elle habitait encore chez ses parents au mitan de sa vingtaine, cette célibataire a pourtant essayé de visiter un logement. « Mais, en entrant dans cet appart vide, j’ai pris conscience que c’était précipité. Je partirai quand j’en aurai envie, après avoir encore un peu épargné… » « Elle n’a pas encore assez confiance en elle pour aller de l’avant », complète sa mère, Chantal, bien contente de garder, un peu encore, sous son toit, sa « tanguette », comme elle l’appelle aussi parfois affectueusement.
Océane, comme tous les jeunes interrogés, insiste sur la bonne relation qu’elle entretient avec ses parents, rendant possible cette cohabitation. Son salaire lui permet de donner quelque 150 euros par mois à ses parents, pour les frais de la maison, et elle participe assidûment aux tâches ménagères. Au second étage de la maison qu’elle occupe seule, elle a son indépendance. Et doit seulement prévenir quand elle revient tard ou qu’elle découche. « La cohabitation tardive, qu’elle soit subie ou pas, demande d’énormes compétences relationnelles et communicationnelles dans la famille, pour que tout se passe bien », commente le docteur en psychologie et thérapeute familial Sébastien Dupont. Atterrissent parfois dans son cabinet les familles qui n’ont pas réussi, justement, à définir « des règles, mais aussi des frontières claires dans la maison entre les parents et leurs enfants devenus adultes ».
La question de la promiscuité et de l’intimité, lorsque ces grands enfants ont des conjoints, peut notamment créer des tensions. « C’est d’ailleurs plus souvent le fait de se mettre en couple que l’obtention d’un travail qui provoque le départ du jeune », commente le spécialiste. Ce qui n’est pas forcément synonyme d’installation sous un même toit pour les amoureux. Ainsi Aymeric, le jeune de 25 ans qui souhaite quitter prochainement la maison de ses parents, n’envisage pas du tout de vivre tout de suite avec une copine. « Ça peut paraître bizarre, mais je crois que je suis encore trop attaché à mon autonomie et à mon indépendance… », explique-t-il, sans rigoler, de la maison de ses parents.
Séverin Graveleau
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